Menu principal : > 2.1.6. Éros noir
Page précédente | Page suivante

2.1.6. Éros noir

La ruine des espérances renaissantes, et par voie de conséquence d’un certain idéalisme dont Marsile Ficin avait été le chantre, va se traduire par une brutale revanche des corps : chairs érotisées et tourmentées, étreintes d’amour et de mort, fantasmes de destruction, ce sont toutes les variantes d’une sensualité désordonnée que les maniéristes opposeront aux rêves philosophiques de leurs aînés.

Les Renaissants étaient platoniciens : ils croyaient que le monde sensible n’avaient que peu de valeurs au regard du monde éternel et immuable des Idées, des concepts et des notions. L’art, pour Vinci, n’avait pas d’abord en vue les formes sensibles, mais bien les Idées que les formes sensibles reflétaient confusément. L’art, disait le peintre de la Joconde, est avant tout cosa mentale.

Les maniéristes prendront le contre-pied de ce parti pris philosophique éthéré : si l’art renaissant était celui de la raison, et si les sens n’étaient convoqués que pour servir l’intelligence, les praticiens de la bella maniera mettront au contraire l’accent l’émotion et le sentiment, voire sur une sensualité provocante, jusqu’à un érotisme esthétisant. À l’intellectualité hautement philosophique, à la spiritualité et à l’humanisme vont succéder les exultations désordonnées de la chair.

Léda et le cygne, dont l’original est de Michel-Ange (1529-1530. Londres, National Gallery) met en scène un épisode bien connu des Métamorphoses d’Ovide. Le récit des amours contre nature de Léda et l’oiseau qui dissimule Jupiter, révèle la proximité de l’artiste, qui réside alors à Florence, avec la première génération de maniéristes. Michel-Ange élabore délibérément cette peinture en s’affranchissant de toute contrainte en termes de perspective, auquel il préfère un fond quasi incolore, et en multipliant les contorsions, sur fond d’érotisme vénéneux : alors que Vinci, comme Andréa Del Sarto, présente Léda debout et serrant contre elle le cygne, Michel-Ange opte pour une Léda assise, le cygne venant occuper une position beaucoup plus explicite. La souplesse du long cou ajoute aux suggestions curieuses du tableau, tandis que le « s » qu’il dessine est comme l’emblème de la ligne serpentine chère au maniérisme.

Léda et le cygne : représentations renaissantes

Allons plus loin : le maniérisme est à la racine de la pornographie occidentale. L’exemple le plus fameux serait ici celui de Jules Romain : son Olympe séduite par Jupiter, au palais du Té de Mantoue, exhibe le Dieu non seulement en voie de métamorphose monstrueuse, mais avec des attributs suggestifs.

La pornographie picturale entretient des relations étroites avec une certaine littérature. La légende veut que, mécontent du Pape qui tardait à lui payer ses gages, J. Romain aurait peint, pour répondre à une commande du Vatican, les saints et les saintes en extase dans d’étranges postures. Fable, bien sûr : Jules Romain (Giulio Romano) n’en avait pas moins dessiné, en 1521, seize figures licencieuses représentant seize positions d’amour. Gravées par Marc-Antoine Raimondi, elles accompagnèrent un recueil de seize sonnets particulièrement luxurieux de l’Arétin (Arrezo, 1492-1557), dont la réputation sulfureuse était déjà solidement établie. Les autorités ecclésiastiques se scandalisèrent, et contraignirent les trois facétieux amis à l’exil, ce qui ne les empêcha pas de trouver fortune ailleurs (Jean de Médicis invita l’Arétin à Florence). L’Arétin fut ainsi l’un des premiers poètes censurés depuis l’invention de l’imprimerie. Nous sommes pleinement, ici, dans le domaine du jeu maniériste : sensualité, sans doute, mais surtout goût pour la provocation et jeu avec les normes sociales.

L’hostilité des maniéristes à la nature, leur posture volontiers provocatrice, leur peu de souci des convenances et, d’une façon générale, leur attrait pour les aspects sulfureux de l’existence, tout cela les a rendus sensibles à la tentation des amours homosexuelles. Si celui-ci restait considéré par la loi comme un crime passible de mort et ne pouvait donc s’afficher librement, le XVIe siècle est toutefois indulgent à l’égard de ces formes de sexualité que les normes du temps jugeaient « aberrantes ». Là encore, le précédent de Michel-Ange est déterminant : son penchant pour les jeunes gens n’était à l’époque un mystère pour personne, et Vasari lui-même s’en est fait l’écho dans ses Vite. Si l’homosexualité ne pouvait s’afficher librement, bien des épisodes mythologiques offraient des occasions d’exalter la beauté virile du corps masculin, comme ce Ganymède de Benvenuto Cellini : le motif légendaire sert surtout à célébrer les formes souples et androgynes du bel éphèbe, dont la grâce et la finesse sinueuses sont soulignées par la puissance de l’aigle. Mais le christianisme fournissait aussi, à son corps défendant si l’on peut dire, bien des prétextes à la peinture d’ignudi ou de beautés adolescentes. On chercherait en vain, par exemple, l’intention religieuse du saint transpercé tel que l’a montré Bronzino : le martyr de Dioclétien, privé de son auréole, n’a plus rien de sacré, et la flèche plantée dans sa poitrine ne perturbe pas sa sérénité : décorative ou allégorique, elle ne fait pas couler le sang. Violemment sensuel, Sébastien cesse d’être un martyr par sagittation pour devenir une victime de Cupidon, voire pour blesser à son tour de traits d’amour qui contemplerait cette nudité offerts, comme le suggère la flèche qu’il tient entre les mains : l’a-t-il reçue ou s’apprête-t-il à la décocher ?

Feuilletoir



Afficher en PDF: Version imprimable
(c) T. Gheeraert, 2009-2018 | Suivre la vie du site RSS 2.0