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2.1.2. Fantaisies singulières

Les maniéristes, pour se démarquer des maîtres, et pour exister malgré les grandes ombres qui les écrasent, cultivent l’originalité, une forme de « dandysme » avant la lettre, et la fantaisie jusqu’à la bizarrerie. C’est ce goût de l’insolite qui les pousse à retrouver le secret d’un art oublié, celui des grotesques.

 Le culte du « moi »

Pour compenser ce sentiment d’écrasement qu’ils éprouvent face aux maîtres, les représentants de la maniera moderna seront agressivement individualistes, indisciplinés, personnels jusqu’à l’exubérance, géniaux et excentriques, tout en disposant d’un savoir-faire technique acquis auprès de quelques-uns des plus grands maîtres de tous les temps ; ils cultivent la singularité créatrice jusqu’à l’insolite et l’étrange, précisément pour mieux s’opposer à ces figures paternelles accablantes qu’étaient Vinci ou Raphaël. Maniera est dérivé du mot main : ce qui compte ici, c’est non pas la qualité de l’objet imité, mais la virtuosité singulière de l’artiste, l’expressivité, la subjectivité, le style propre à chaque peintre ou sculpteur. Il s’agit pour eux, pour reprendre le mot fameux de Vasari à François de Mécidis, de « montrer l’art » (« mostrar l’arte »), c’est-à-dire de témoigner de leur habileté. [1].

Il y a, dans ce culte du moi et de l’artifice, dans cette exaltation du génie et dans cette anti-nature, comme une préfiguration du dandysme – on sait par ailleurs que Baudelaire admirait peintres et poètes que nous appelons aujourd’hui « maniéristes ». Ils affectionneront en particulier l’autoportrait. Celui du Greco est représentatif de cette excentricité provocatrice : il choisit de se peindre sous les traits de saint Luc en personne, à qui on prête un portrait de la Vierge Marie et dont la tradition, pour cette raison, fait le père de la peinture religieuse.

Ce goût de l’insolite, de la provocation parfois, résulte du sentiment qu’il leur faut à tout prix se démarquer de leurs maîtres : le processus créatif obéira chez eux à une démarche d’ « imitation différentielle » [2], dont nous verrons bien des exemples.

 Le règne des « grotesques »

L’un des espaces de création où cette fantaisie imaginative débridée pourra se donner libre cours, c’est celui de l’art grotesque. Le mot « grottesques », qui portait alors deux « t », apparaît à la fin du XVe siècle : il fait suite à la redécouverte, à Rome, vers 1480, des ruines enterrées de la Domus Aurea (d’où le mot « grottesque », par référence aux grottes). Raphaël, Michel-Ange, plus tard Filippino Lippi descendirent, torche en main, dans ces salles souterraines. Sur les murs subsistaient encore les traces d’une décoration picturale insolite : feuillages, monstres fantastiques hybrides, animaux étranges apparaissent peu à peu, au fur et à mesure du déblaiement.

La redécouverte des ces oeuvres causa un grand retentissement sur cette génération d’artistes : les humanistes, grâce au témoignage de Vitruve, connaissaient l’existence de ces décorations, mais aucune n’avait encore été mise au jour. Ces fresques confrontaient les peintres à un art indubitablement antique, mais aussi éloigné que possible des valeurs associées jusque là à l’Antiquité : la noblesse, la régularité harmonieuse, le cédaient ici au caprice et au libre jeu de l’imaginaire. Giorgio Vasari, démarquant le texte de Vitruve, définit ainsi les grotesques antiques [3].

« Les grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l’Antiquité pour orner des surfaces murales où seules des formes en suspension dans l’air pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d’artiste : ils inventaient ces formes en dehors de toute règle, suspendaient à un fil très fin un poids qu’il ne pouvait supporter, transformaient les pattes d’un cheval en feuillage, les jambes d’un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d’espiègleries et d’extravagances. Celui qui avait l’imagination la plus folle passait pour le plus doué. »

Les réticences classicisantes de Vitruve [4] et d’Horace [5], maîtres et théoriciens du classicisme antique, face aux fantaisies décoratives de leur temps, ne gênaient pas les maniéristes : bien au contraire, ils virent dans les grotesques déjà décriés par les bien-pensants de l’Antiquité, l’occasion d’éviter les routines de l’académisme. Ils trouvaient de plus dans cet art débridé un écho de leur imagination elle-même fantasque, et une source d’inspiration propre à un renouvellement des formes : on pouvait imiter les Anciens sans se cantonner à appliquer les canons de Vitruve ; les grotesques, qui avaient pour elles la caution de la latinité, autorisaient le déploiement de toutes les arabesques d’un imaginaire proliférant. Comme l’écrit André Chastel dans son essai sur les grotesques :

Sous le couvert de l’antique, on tient là un principe de style exactement inverse de ce qu’exige et fonde au même moment l’ordre classique." [6]

Les maniéristes se prévaudront d’autant plus volontiers de cet héritage ancien qu’on ne pourra pas leur reprocher d’infidélité vis-à-vis du siècle d’Auguste, ou tout au moins celui de Néron. Aussi les décors « à la grotesque », rapidement reproduits et diffusés par la gravure, ne tarderont pas à se répandre, tout au long du XVIe siècle. D’innombrables murs, voûtes et plafonds seront décorés à la manière des fresques de la maison dorée. Animaux grimaçants et masques difformes envahissent alors les palais italiens, en particulier après le sac de Rome (1527) et pendant la trentaine d’années qui suivit cet événément [7].

On peut déduire des reproductions ci-dessous les traits anti-classiques des grotesques qui surent séduire les maniéristes en quête de voies originales et iconoclastes :

  • Absence de perspective au profit d’un espace plan en deux dimensions, dépourvu donc de profondeur ;
  • Saturation de l’espace par une accumulation de motifs décoratifs non-fonctionnels (feuilles d’acanthe ou de vigne qui s’enroulent à l’infini) ;
  • Hybridité, prolifération des monstres, fusion des espèces (en contradiction avec les préceptes horatiens), mélange des règnes animal et végétal, triomphe de l’indifférenciation sur les processus de distinction. Les grotesques sont du côté du chaos et non de l’ordre, ou du moins célèbrent la puissance créatrice sans limite d’une natura naturans débridée et incontrôlable, foisonnante et comique. Le ridicule, la parodie l’emportera d’ailleurs peu à peu, alors que le terme de « grotesque » en vient à supplanter, au cours du XVIe siècle, celui de « grottesque » : c’est le moment où le terme deviendra synonyme de bizarre et étrange ;
  • Refus de la narration, alors qu’Alberti avait insisté sur l’importance de l’istoria ;
  • Refus de la composition, l’une des parties de la rhétorique classique : l’oeuvre est diffractée en unités séparées et fragmentées (ainsi sur les plafonds compartimentés en carrés ou rectangles). La discontinuité, la dispersion et la désarticulation s’opposent aux beaux ordonnancements illustrés par les maîtres du Quattrocento ;
  • Refus de la raison, basculement dans le rêve ;
  • Sensualité souvent exacerbée et anomalique ;
  • Privilège accordé à la grâce raffinée des parties au détriment de l’équilibre du tout.

Avec les grotesques, l’on assiste au triomphe de l’arbitraire, à l’hybridation monstrueuse qui est comme un déni opposé à la célébration vincienne de la perfection des proportions humaines, un refus de la perspective au profit « d’une surface où les figures composites s’équilibrent dans l’apesanteur » [8]. L’art de la grotesque manifeste ainsi, à travers ses chimères, les songes de l’artiste, placés sous le signe de la profusion, de l’exubérance et de la copia. "Le domaine des grottesques, insiste André Chastel, est donc assez exactement l’antithèse de celui de la représentation, dont les normes étaient définies par la vision “perspective” de l’espace et la distinction, la caractérisation des types » [9]

Comme le remarque Philippe Morel, renchérissant ici sur Chastel : « Quoiqu’antiquisantes dans leur inspiration, les grotesques sont profondément anticlassiques, non pas simplement parce qu’elles sont condamnées par le classicisme de Vitruve et d’Horace, mais parce qu’elles développent, à la Renaissance, une conception de la peinture contraire à certains principes de la rhétorique [comme la composition] [...]. Nous nous retrouvons en face non pas d’une ignorance primitive des règles de l’illusion, mais mais d’une volonté déterminée d’en prendre le contrepied » [10].

Ce sont ces expériences qui rendent le maniérisme à bien des égards si moderne à nos yeux, du fait des interrogations qu’il fait porter sur le système même de la représentation. [11].

Voir en ligne : Sur le lien entre art et littérature grotesque, coir l’essai de Jacques Darriulat, « l’écriture des grotesques »"

Notes

[1Voir l’anecdote rapportée dans les Ragionamenti del Signor Giorgio Vasari sopra le invenzioni da lui dipinte in Firenze nel Palazzo Vecchio con D. Francesco Medidi allora Principe di Firenze, Pise, Niccolo Capurro, 1823, p. 19 : le duc interrogeant Vasari sur les déformations des corps dans les fresques du Palais Vieux de Florence, Vasari répondit : « en partie pour montrer l’art ».

[2L’expression est de Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979, p. 34.

[3Giorgio Vasari, De la peinture, « Introduction technique », chapitre XIV, vers 1550 ; cité par André Chastel, La Grottesque, op. cit., p. 31.

[4« Par je ne sais quel caprice, écrivait l’architecte romain au chapitre 5 du livre VII du De Architectura, on ne suit plus cette règle que les anciens s’étaient prescrite, de prendre toujours pour modèle de leurs peintures les choses comme elles sont dans la vérité ; car on ne peint à présent sur les murs que des monstres, au lieu des images véritables et régulières. On remplace les colonnes par des roseaux qui soutiennent des enroulements de tiges, des plantes cannelées avec leurs feuillages refendus et tournés en manière de volutes ; on fait des chandeliers qui portent de petits châteaux, desquels, comme si c’étaient des racines, il s’élève quantité de branches délicates, sur lesquelles des figures sont assises ; en d’autres endroits ces branches aboutissent à des fleurs dont on fait sortir des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, les autres avec des têtes d’animaux ; toutes choses qui ne sont point, qui ne peuvent être, et qui n’ont jamais existé »

[5« Si un peintre s’avisait de mettre une tête humaine sur un cou de cheval, et d’y attacher des membres de toutes les espèces, qui seroient revêtus des plumes de toutes sortes d’oiseaux ; de manière que le haut de la figure représentât une belle femme, et l’autre extrémité un poisson hideux ; je vous le demande, Pisons, pourriez-vous vous empêcher de rire à la vue d’un pareil tableau ? C’est précisément l’image d’un livre qui ne serait rempli que d’idées vagues, sans dessein, comme les délires d’un malade, où ni les pieds, ni la tête, ni aucune des parties n’irait à former un tout. Les peintres direz-vous et les Poètes, ont toujours eu la permission de tout oser. Nous le savons : c’est un droit que nous nous demandons et que nous nous accordons mutuellement. Mais c’est à condition qu’on n’abusera point de ce droit, pour allier ensemble les contraires, et qu’on n’accouplera point les serpents avec les oiseaux, ni les agneaux avec les tigres. », début de l’épître aux Pisons, traduction Batteux, disponible sur la Wikisource

[6André Chastel, La grottesque. Essai sur l’“ornement sans nom”, Paris, Le Promeneur, 1988, p. 25 ; cité par Philippe Morel, Les Grotesques. Figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Champs-Flammarion, 1997, p. 87.

[7Philippe Morel, ibid., p. 26

[8Daniel Arasse, La Renaissance maniériste, op. cit., p. 45

[9André Chastel, La Grotesque, loc. cit..

[10Philippe Morel, Les Grotesques, op. cit., p. 88.

[11Comme les peintures de Lascaux, les fresques de la Maison dorée ne résistèrent pas longtemps à l’afflux d’air et d’humidité qui suivit l’ouverture du champ de fouille

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