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3.1.2. Reconquête

Si le maniérisme correspond à une expression du désarroi lié à la crise du savoir et des mentalités qui affecte le XVIe siècle, le baroque procède plutôt d’une tentative pour conjurer et exorciser cette angoisse, en reconstruisant le lien perdu entre la Terre et le Ciel, en renouant par le prestige des mots et des images les anciennes correspondances qu’on croyait perdues.

Le baroque naît à Rome et dans les grandes villes italiennes vers 1580, avant de se diffuser rapidement et de perdurer pendant deux siècles dans une grande partie de l’Europe, et plus longtemps encore en Amérique du Sud. Si, en littérature, la distinction entre baroque et maniérisme n’est pas toujours aisée, en peinture et en architecture, en revanche, le mouvement baroque est bien identifié dans les arts plastiques, et ne fait pas l’objet des mêmes contestations que le baroque littéraire.

 3.1.2.1. Naissance du baroque : L’art au service de la Réforme catholique

La naissance du mouvement baroque est liée à la reprise en main de l’Eglise catholique, après que la chrétienté s’est retrouvée coupée en deux suite à la Réforme protestante qui marqua la première moitié du XVIe siècle. Désormais, vers 1550, l’Europe est en effet divisée entre d’un côté les partisans de Luther et Calvin, et de l’autre les chrétiens restés fidèles à l’autorité du Pape. Pour tenter de combattre l’hérésie protestante, et réaffirmer le bien-fondé du dogme, le pape Paul III convoqua une assemblée de tous les évêques dans la ville italienne de Trente. Le concile de Trente, qui s’ouvrit le 13 décembre 1545 pour s’achever en 1563, fut le point de départ de la « Contre-Réforme » (ou « Réforme catholique »), dont l’objectif était de reconquérir le terrain perdu sur les hérétiques.

En marge du Concile, parmi les mesures qui participèrent de ce mouvement de reconquête, figure la création d’un ordre religieux, la Compagnie de Jésus (1540), par Ignace de Loyola, ancien militaire espagnol (1491-1556). Ces prêtres jésuites étaient à leur manière des « soldats du Christ » ; ils dépendaient directement du Pape et dont l’organisation était calquée sur celle des militaires. Leur mission était claire : il s’agissait pour eux de travailler à reconquérir les âmes perdues à la suite de la fracture de la Réforme. Les jésuites devinrent ainsi le fer de lance de la reconquête catholique.
Les jésuites employèrent tous les moyens pour assurer cette reprise en main des âmes, y compris des moyens esthétiques. C’est à cette fin qu’ils favorisèrent l’éclosion et le développement du baroque ; ce style en effet correspondait à leur théologie et à leur souci de propagande.

La Réforme protestante propose une vision intellectuelle de la religion, fondée sur le Livre. Elle se méfie des séductions sensibles et des tentations charnelles, au point de détruire les Å“uvres d’art : les guerres de religion furent marquées par un iconoclasme qui aboutit à la destruction d’une bonne partie du patrimoine artistique religieux du Moyen-Âge et de la Renaissance.

Les catholiques, au contraire, réaffirment le bien-fondé des images dans une perspective d’éducation, mai aussi au nom de l’Incarnation du Christ, qui a pris chair et ainsi sanctifié le sensible. Aussi le baroque usera-t-il des représentations artistiques et picturales pour rendre visible la grandeur de Dieu. Il n’hésitera pas à en appeler aux sens et aux affects, et s’emploiera à éblouir pour séduire et persuader. Les images ont pour tâche de surprendre et de ravir, de frapper l’imagination plus que les esprits. Rien n’est trop grand, trop beau, trop riche pour persuader les âmes de la majesté de la religion catholique. Dieu mérite une débauche de luxe ostentatoire. Rendre visible la félicité invisible, rendre perceptible aux sens l’ineffable céleste, et d’une façon générale sanctifier le sensible, tel est le programme des artistes baroques proches des jésuites. Ceux-ci tâchent ainsi, par l’art, de reconstruire la relation de proximité qui unissait Dieu et les hommes avant la Réforme. Les artistes furent ainsi favorisés par l’Eglise catholique, à condition toutefois que leurs Å“uvres respectent scrupuleusement l’orthodoxie. Ils furent invités à privilégier les images des saints et de la Vierge Marie, dont le culte avait été condamné comme superstitieux par les protestants, mais réaffirmé par la papauté. L’art était ainsi encouragé, mais sous certaines précautions, au cours de la 25e session du concile (décembre 1563)

  • Affirmation de la vertu pédagogique de l’image, utile pour « enseigner et rappeler au peuple les articles de la foi ( »erudire et confirmare populum in articulis fidei").
  • Exigence de précision théologique, d’orthodoxie, et de conformité aux textes sacrés ainsi qu’aux traditions authentifiés, à l’exclusion de toute scène douteuse ou apocryphe. C’est pourquoi par exemple Gilio de Fabriano (mort en 1584), auteur d’un ouvrage sur les erreurs observées en peinture, Due Dialoghi, reproche à Michel-Ange d’avoir peint les anges sans leurs ailes dans son Jugement Dernier.
  • Méfiance à l’égard de l’humanisme, de la mythologie et de la philosophie grecque et latine, remise à l’honneur à la Renaissance. Les artistes devaient se garder « de toute représentation de fausses doctrines pouvant occasionner de graves erreurs ». Fabriano reproche ainsi encore à Michel-Ange, toujours dans son Jugement Dernier, d’avoir représenté Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie antique : un semblable mélange du profane et du sacré est tenu pour condamnable.
  • Exigence de décence. La nudité et l’érotisme, si fréquents et si habituels dans la peinture maniériste du XVIe siècle, sont désormais proscrits : « Tout ce qui est lascif ( »lasciviae« , ce qu’on peut traduire à peu près par pornographie) doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels ». Les images devaient être « dépourvues de tout charme séducteur » (« procaci venustate »). C’est au nom de la décence que Paul Véronèse fut convoqué par l’Inquisition et sommé d’expliquer pourquoi il avait peint des chiens, un perroquet, des nains et un homme saignant du nez. Les juges, peu convaincu par les réponses du peintre, le contraignirent à corriger sa toile. C’est de même pour cacher l’impudeur de ses nus qu’on demanda à Volterra de cacher le sexe des personnages de la fresque du Jugement Dernier de Michel-Ange, qualifié de « maître de la saleté » par ses détracteurs. Volterra en gardera le surnom de Il braghetonne.

Le système des images religieuses tel que le conçoit le concile de Trente a été développé en particulier dans l’ouvrage du cardinal-archevêque de Bologne Gabriele Paleotti (1522-1597), oratorien, membre du concile, et auteur d’un Discorso intorno alle imagine sacre e profane« (Discours sur les images tant sacrées que profanes). Dans ce long traité en cinq volumes, le prélat affirme sa confiance dans le pouvoir de conviction des images, supérieur à celui des mots. Il considère que »la peinture doit émouvoir et instruire", mais qu’elle doit toutefois être utilisée avec discernement : les artistes ont le devoir de collaborer avec les clercs pour éviter que leur message ne tombe dans l’hétérodoxie. Paleotti condamne à la fois les Å“uvres trop complexes, et celles qui seraient trop naïves et perpétueraient d’anciennes légendes médiévales ou apocryphes, tirées par exemple de vies de saints à l’historicité douteuse. L’archevêque de Bologne influença en particulier la peinture des frères Carrache, bolonais comme lui, et avec lesquels il était lié.

 3.1.2.2. Un souffle nouveau

C’est ainsi que, vers 1580, à Rome et dans les grandes villes italiennes comme Bologne, et en lien avec la promotion d’une certaine sensibilité religieuse, un nouveau goût pictural apparaît, caractérisé par le mouvement, la profusion et l’appel aux sens. L’art religieux tel que le voulait le concile de Trente correspondait plutôt à des Å“uvres sobres, précises, simples et rigoureuses, tant formellement que doctrinalement. Charles Borromée (1538-1584), archevêque de Milan et cardinal, proposait aux artistes de s’inspirer des Å“uvres paléochrétiennes simples et naïves. Les recommandations du Concile furent suivies par exemple, plus tard, en France, par Philippe de Champaigne (1602-1674) : ce dernier évitait ainsi avec soin dans ces toiles tout ce qui pouvait paraître déshonnête, indécent ou insolite. Mais dans les faits, la plupart du temps, les préconisations du concile ne furent pas exactement respectées. L’art « baroque » de la Contre-Réforme, surtout en Italie et en Allemagne, sera plus volontiers sensuel et exubérant, ne reculant devant aucun effet pour émouvoir et séduire.

3.1.2.2.1. Les Frères Carrache
L’un des premiers exemples de baroque en peinture est un tableau d’Annibal Carrache, lié à Paleotti : la Crucifixion.

Annibal Carrache (1560-1609), avec son frère Agostino (1557-1602) et son cousin Ludovico (1555-1619), sont trois peintres originaires de Bologne. Ils contribuèrent à renouveler la peinture de leur temps, rompant en particulier avec le maniérisme qui domina l’art de la seconde moitié du XVIe siècle. Contre cet art de cour intellectuel, cérébral, raffiné et sensuel, ils vont préférer

  • un retour au réel, au « naturalisme » comme on dit parfois. Celui-ci se manifeste par exemple à travers des scènes de genre et une attention apportée au quotidien des gens humbles, comme ce mangeur de fèves (1580) : la toile met en scène non un grand personnage historique, mais un paysan vêtu d’un simple chapeau de paille, et saisi comme par effraction (voyez son regard étonné) dans la modestie de son repas.
  • un retour aux Å“uvres des maîtres vénitiens du Quatroccento, à Véronèse, au Titien.
  • et surtout, en particulier à partir de leur arrivée à Rome, par une allégeance aux valeurs chrétiennes telles que les réaffirment les évêques du Concile de Trente et comme les y encourage leur ami le cardinal Paleotti : c’est cet aspect surtout sur lequel nous allons insister dans la suite de cette page.

La Crucifixion d’Annibal Carrache est la première commande d’importance confiée à cet artiste. La toile est encore aujourd’hui conservée à Bologne. Elle apparaît comme l’un des premiers témoignages de cette conversion de la peinture mise au service de la politique de reconquête catholique.

  • Une telle toile réaffirme la légitimité des peintures religieuses, refusées par les protestants
  • La présence de Marie, à laquelle les réformés refusaient de rendre un culte
  • La présence d’un évêque, le patron de Bologne saint Pétrone, en riche tenue sacerdotale, alors que les protestants, au nom de la simplicité évangélique, refusaient la hiérarchie épiscopale et exigeaient modestie et sobriété dans la tenue.
  • La présence de saint François, reconnaissable à sa tenue de franciscain, au moment où les calvinistes fermaient et détruisaient les monastères et en chassaient les moines et les moniales.
  • la fidélité historique (évêque excepté), illustrée par le décor lointain, qui représente Jérusalem, ou encore par le crâne au premier plan, qui rappelle que le lieu de la Crucifixion était le « Mont du Crâne », Golgotha, et représentait aussi l’endroit où fut enterré Adam.

Formellement, nous entrons déjà dans le baroque, dont nous voyons se dessiner encore timidement plusieurs traits formels que nous retrouverons :

  • L’ostentation, la profusion, le luxe, manifesté de façon surprenante et anachronique par la tenue du prélat
  • Le mouvement et le dynamisme, soulignés par la posture de l’évêque et de la Vierge
  • Un souci de naturel et un refus de l’idéalisation dans la représentation du Christ
  • La dramatisation et un sens théâtral du spectacle, comme le montre les gestes amples de la Vierge, les bras écartés, ou la main sur le cÅ“ur de saint Pétrone : la position des corps, les regards tournés vers le Christ, les expressions empreintes d’abandon et de dévotion : cette expressivité contraste avec la résignation habituellement prêtée à ces dévots personnages.
  • le regard appuyé de saint Jean qui nous interpelle : brisant la frontière qui nous sépare de l’espace de la représentation, il nous invite à entrer dans la scène et à partager l’émotion des assistants.

Par tous ces traits, nous pouvons conclure que ce tableau s’inscrit, déjà, dans le mouvement baroque auquel il contribue à donner naissance.

3.1.2.2.2 « Baroque : vision jésuite » [1]

Il n’est pas indifférent que l’un des premiers monuments considérés comme « baroque » fut l’église de Jésus (chiesa del Gesù), à Rome, construite entre 1568 et 1584 et siège de l’ordre des jésuites : ce bâtiment illustre les principes de cet art destiné à éblouir les âmes pour mieux les convertir. La façade date de 1575. L’église sera ornée plus tard, dans les années 1670, d’un extraordinaire plafond dû à Giovanni Battista Gaulli dit Baciccia (1639-1709).

L’immense fresque de Baciccia résume à elle seule bien des aspects du baroque. C’est à partir d’Å“uvres comme celle-ci que Wölfflin put énumérer les caractéristiques de cet art, qui s’opposait à ses yeux au « classicisme » renaissant.

Profusion, exaltation du mouvement, formes en déséquilibre : la fresque, démesurée, est conçue pour happer le spectateur et l’entraîner, dans une immense spirale ascendante, jusqu’au séjour de Dieu, pure lumière au centre de la composition, autour de laquelle tourbillonne une cohorte de figures angéliques. On ne peut prendre toute la mesure de la place accordée au décor sans se rendre à Rome et déambuler dans l’église : les éléments architecturaux représentés par Baciccia prolongent en effet les colonnes de pierre de l’édifice, et, réalisant un parfait trompe-l’Å“il, donnent l’illusion au visiteur ou dévot le ciel s’ouvre, et qu’il lui est donné d’assister, en compagnie du cortège des anges, à la contemplation glorieuse du Christ au paradis. Ici encore, l’artiste s’emploie à briser les frontières, et à ouvrir sa création au-delà des limites assignées à l’art : son plafond s’ouvre sur la transcendance d’un Dieu redevenu tout proche.

Andrea Pozzo, dans Le Triomphe de saint Ignace, utilise des procédés comparables lorsqu’il entreprend de décorer la voûte de l’église Saint-Ignace de Rome (1690).

Le foisonnement des figures, l’effet de profondeur et de trompe-l’Å“il, le tourbillon qui happe le spectateur vers un ciel mystique et lumineux où Ignace est accueilli par la croix du Christ, tout cela tend à exalter la figure canonisée du fondateur de la Compagnie. À une époque où les Protestants refusent le culte des saints, le peintre le réaffirme au contraire avec fierté. C’est par son sujet aussi que cette Å“uvre est typiquement baroque, ce courant étant intimement lié à la Contre-Réforme catholique, à laquelle le nom de saint Ignace est consubstantiellement attaché.

Ainsi, sans être toujours antinomique des styles renaissant et maniériste, dont il reprend volontiers le vocabulaire, le baroque s’en distingue par les inflexions qu’il fait subir à ces techniques, dans le but de créer des Å“uvres où dominent le dynamisme et l’ostentation.

Terminons avec un exemple plus tardif, à une date où le baroque s’est imposé à travers toute l’Europe comme le grand style de l’Europe catholique : celui de La Chute des Anges rebelles, encore appelé Saint Michel terrassant les anges rebelles, conservé au Musée de Bruxelles, et peint par Pierre-Paul Rubens.

Pierre Paul Rubens (1577-1640) est un peintre flamand qui effectua l’essentiel de sa carrière à Anvers, et y développa un baroque d’autant plus affirmé que la région où il travaillait, sous domination espagnole donc catholique, était frontalière avec les terres calvinistes et austères des Provinces-Unies.

Ce Saint Michel est l’esquisse préparatoire d’une peinture destinée à décorer l’église jésuite d’Anvers, et manifeste bien des traits caractéristiques du baroquisme.

  • La scène est d’origine religieuse : la chute des anges est évoquée par plusieurs textes bibliques (Isaïe 14, 12-15 ; Ezéchiel, 28, 14 ; Deuxième épître de Pierre, ch. II, verset 4 ; Epître de Jude, verset 6). Les anges sont des êtres spirituels créés par Dieu pour le servir. Le premier d’entre eux, Lucifer, s’est rebellé contre son maître, entraînant à sa suite une partie des êtres angéliques. Mais saint Michel, avec les anges restés fidèles, a combattu les traîtres, les a chassés du Paradis et précipité dans les abîmes. Lucifer, relégué avec ses sbires dans ce royaume de ténèbres devenu l’enfer, a pris le nom de Satan. Dieu a ensuite créé les hommes pour qu’ils puissent prendre, au Ciel, la place des anges déchus.
  • Le combat est présenté d’une manière dramatique, l’ange chevalier brandissant son glaive de feu et bousculant le démon avec son bouclier. La dimension spectaculaire est suggérée par le drapé rouge de l’ange de gauche, qui tient du rideau de théâtre. La dramatisation est également sensible à travers le jeu des contrastes entre les couleurs chaudes prêtées aux bons anges, en haut de la toile, du côté où se situe symboliquement le Ciel, et les couleurs crues, froides et cadavériques prêtés aux anges vaincus ; on repère aussi un autre contraste, entre une zone sombre à droite, et une zone à gauche éclairée par une lumière divine surnaturelle. De telles oppositions contribuent à l’expressivité de la scène.
  • L’expressivité des visages : on lit la détermination sur le visage de l’ange, et au contraire l’effroi, et la haine sur celui des rebelles.
  • Les corps tourmentés : les Renaissants affectionnaient l’équilibre, la symétrie, l’idéalisation et le naturel ; Rubens au contraire se plaît aux contorsions et aux convulsions qui soulignent la souffrance et la douleur à leur paroxysme, mais aussi la violence obstinée, suggérée par exemple par le poing fermé du diable en bas à droite.
  • Le mouvement : ici la chute tournoyante, soulignée par la position des ailes, des membres et jusqu’au drapé rose du vêtement de l’ange. Cet effet de tournoiement est provoqué par une savante disposition en spirale, qui s’ajoute à la construction ordonnée à partir des deux diagonales : la spirale (comme l’ellipse) constituent comme des signatures du baroque, de même que la figure serpentine était affectionnée des maniéristes, comme on l’a vu dans les pages qui précèdent.
  • Le dynamisme est également accentué par l’usage des courbes : l’épée de l’ange n’est qu’une torsade de feu, un feu lui-même fluide et mobile.
  • Le déséquilibre : Rubens nous dépeint le moment exact, instable par excellence, où les vaincus basculent dans l’abîme.
  • La saturation de l’espace : les figures occupent tout le tableau, laissant peu de place au ciel, et nulle place au décor : le combat que se livrent les anges est abstrait, situé dans un autre univers que le nôtre, surnaturel et comme irréel.
  • La métamorphose : le peintre opte pour l’instant précis de la défaite, lorsque les anges sont précipités dans l’abîme, où ils sont éclairés pour la dernière fois par la lumière de Dieu, et où ils se transforment en démon : l’ange exilé voit ses ailes de colombe changées en ailes de chauve-souris, tandis que son crâne se couvre de serpents. On voit aussi les doigts du diable de gauche se changer en griffes. Ils perdent leur beauté idéale d’êtres de lumière et se transforment en monstres au masque grimaçant. Si leurs membres et leur figure ont déjà fait l’objet d’une modification radicale, leur corps reste musculeux et rayonnant à la manière des Å“uvres de Michel-Ange : ils ne sont pas encore complètement les êtres hirsutes que nous représente l’iconographie, c’est le moment de la métamorphose que choisit de montrer le peintre anversois.
  • Le goût de la surprise, de l’effet, de la virtuosité : les personnages sont saisis dans des positions difficiles à représenter (les « raccourcis » sont difficiles à réaliser en respectant les lois de la perspective).
  • L’étonnement vient aussi des choix audacieux du cadrage, aussi peu classique que possible, tant à cause du point de vue adopté sur les combattants (en contre-plongée) que par l’espace inutile à droite, ou les personnages incomplets (l’aile de Michel est coupée, et presque tout le corps de l’ange du haut à gauche). La composition apparaît de plus légèrement décentrée vers la droite.
  • La prédominance de la couleur sur le dessin : les lignes sont peu marquées, le dessin peu lisible ; Rubens juxtapose des taches colorées qui s’interpénètrent. Il crée ainsi un sentiment de fusion et de confusion, et contribue aussi à un effet de rapidité et de vitesse : rien n’est figé. Cet ensemble de taches colorés correspond à la façon dont notre Å“il perçoit des objets en mouvement rapide, qu’on ne voit pas alors avec la netteté de choses immobiles.

Au classicisme de la Renaissance, qui affectionnait la sérénité, la symétrie, l’équilibre, la précision du dessin, ou la rigoureuse géométrie de la perspective, s’oppose un art baroque de l’émotion, tourmenté, débridé, moins léché sans doute, mais d’une extraordinaire puissance évocatoire.

 3.1.2.3. Le baroque selon Heinrich Wölfflin [2]

Dans son ouvrage Renaissance et baroque (1688), Wölfflin s’attache à définir le baroque non comme une dissolution des Å“uvres « classiques » de la Renaissance (la ligne qui dégénère en courbe) , mais selon des critères positifs. Dans ce premier ouvrage, il en propose trois :

  • L’effet de pittoresque : le baroque accorde le primat à l’apparence, au clair-obscur, à l’insaisissable et au désordre
  • L’effet de masse : le baroque crée un effet de volume et de poids, accentuant les protubérances, multipliant les éléments au détriment de l’équilibre et de la forme
  • L’effet de mouvement : l’oeuvre baroque est mue par une dynamique, elle crée un sentiment de poussée en jouant sur les proportions.

Dans son second ouvrage (Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, 1915), Wölfflin cherche plus nettement à définir le baroque en l’opposant au classicisme. La notion de mouvement se trouve désormais au cÅ“ur de sa démarche :

« L’essentiel d’une forme cesse d’être sa charpente ; il réside dans le souffle qui entraîne l’immobile dans le flux du mouvement. Aux valeurs de l’être se sont substituées celles du devenir. La beauté n’est plus dans ce qui est limité, elle est dans ce qui est sans limite »

La dynamique essentielle au baroque se trouve valorisée au détriment de la stabilité :

Pour un mode de vision classique, l’essentiel est dans la forme stable et immuable, dessinée avec une clarté absolue ; c’est le mouvement qui est le garant de la vie et du charme dans l’ordre pictural.
  1. le dessin vs la couleur : « Le passage du linéaire au pictural ; c’est-à-dire de la considération de la ligne en tant que conductrice du regard, à la dévalorisation croissante de cette ligne. » Le classicisme (art linéaire) est du côté des lignes, des traits qui définissent perspectives, il isole les objets et fixe leurs contours : les choses y sont « prises pour elles-mêmes » ; l’art baroque (art pictural) est du côté de la couleur ; les choses apparaissent d’abord comme des taches ou des masses, sans limites précises, mouvantes, « envisagées dans leur relation » et leur « apparence flottante ».
  2. oeuvre immobile vs oeuvre en mouvement : « Le passage d’une présentation par plans à une présentation en profondeur. L’art classique dispose les parties en plans parallèles ; le baroque, lui, conduit le regard d’avant en arrière. » L’art classique divise l’espace selon des parallèles horizontales, et y dispose les figures de façon rectiligne. L’art baroque, au contraire, préfère la diagonale ou la spirale, travaille à fondre les plans sans solution de continuité.
  3. oeuvre fermée vs oeuvre ouverte : « Le passage de la forme fermée à la forme ouverte. ». La forte unité et la cohérence de l’oeuvre classique est remise en cause par les dissymétries, les déséquilibres, les dissonances qui tendent à « ouvrir » l’oeuvre en en desserrant les rigoureuses contraintes classiques. Le baroque débite le réel en morceaux et s’attache aux détails issus de ce morcellement : l’oeuvre baroque représente « un fragment du monde visible découpé au hasard ».
  4. pluralité vs unité : « Le passage de la pluralité à l’unité. » Ce critère nous paraît curieux, car spontanément nous aurions cru le contraire, mais par « pluralité », Wölfflin entend surtout la cohérence et l’harmonisation d’éléments qui préservent leur autonomie, alors que l’unité du baroque est mouvante, elle est un « flux unique ».
  5. clarté vs obscurité : « La clarté absolue ou la clarté relative des objets présentés. » : le classique apollinien aime la lumière, la clarté qui donne à voir les formes et les perspectives dans leur plus grande pureté. Le baroque privilégie l’ombre, le clair-obscur, le mystère, et laisse derrière le voile ou dans la ténèbre les objets qui ne peuvent se laisser entièrement saisir. L’âge baroque est par excellence celui du tenebroso et du chiaroscuro ; les oeuvres baroques privilégient les éclairages étonnants qui privilégient l’accessoire au détriment de l’essentiel, et les flammes fumeuses qui laissent dans l’obscurité les choses et les figures ; le classicisme en revanche a besoin clarté pour expliquer et littéralement mettre tout en lumière.
« L’art classique s’efforce de susciter une apparition de formes tout à fait claire ; le baroque évite de donner à croire que l’image a été arrangée pour être vue ».

Ainsi conçu, le baroque devient le « point de départ de l’art moderne », comme l’explique Marcel Reymond dans son ouvrage De Michel-Ange à Tiepolo (1912), à une date où la notion de baroque est désormais bien admise. Les cinq critères de Wölfflin se trouvent résumés chez lui d’un mot : celui de liberté.

Les classiques sont les défenseurs du principe d’autorité, de la tradition, du maintien des formules ; le Baroque, c’est la liberté.

Les critères de Wölfflin fournissent un socle ferme et objectif pour identifier et reconnaître le baroque. A ce stade, nous pouvons déjà observer trois remarques :

  1. Le baroque selon Wölfflin est circonscrit dans une certaine période de temps, qui fait suite à la Renaissance italienne, et qu’on peut situer aux XVIIe et XVIIIe siècles.
  2. Le baroque s’inscrit essentiellement dans une ère géographique déterminée : l’Italie et l’Autriche
  3. Le baroque n’est pas un répertoire de thèmes : les catégories wölffliniennes possèdent un caractère formaliste
  4. Enfin, Wölfflin ignore la littérature et l’écrit.

La transposition de cette catégorie à la littérature n’avait ainsi été ni programmée, ni même prévue par Wölfflin.

Extrait : Heinrich Wölfflin, Les principes fondamentaux de l’histoire de l’art,
(Editions, Gérard Montfort, 1989)

Le passage du « linéaire » au « pictural »
C’est-à-dire de la considération de la ligne en tant que conductrice du regard, à la dévalorisation croissante de cette ligne. D’une façon plus générale, on a affaire d’une part à une manière de saisir les corps en leurs caractères palpables -contours et surfaces ; de l’autre, à un mode d’appréhension qui repose sur la seule apparence visuelle et peut renoncer pour cela au dessin « plastique ». Dans le premier cas, l’accent porte sur les limites des objets, dans le second, l’apparition joue hors de limites précises. La vision plastique, s’appuyant sur les contours, isole les objets ; pour un oeil qui voit « picturalement », les objets au contraire s’enchaînent. L’intérêt consiste, la première fois, à embrasser des objets corporels distincts, ayant une réalité stable et tangible ; il consiste plutôt, la seconde fois, à rendre la vision dans sa totalité, telle une apparence flottante.

Le passage d’une présentation par plans à une présentation en profondeur
L’art classique dispose les parties en plans parallèles : le baroque, lui, conduit le regard d’avant en arrière. Le développement de la ligne est lié à la distinction des plans dans l’art classique, et la juxtaposition sur un même plan assure la plus grande visibilité. Dans le baroque, la dévalorisation des contours entraîne celle des plans, et l’oeil relie alors les choses en passant du premier à l’arrière-plan. Il ne s’agit pas là d’une différence de qualité : cette innovation n’est pas due au fait que l’on vient d’acquérir le pouvoir de rendre mieux la profondeur ; elle atteste bien plutôt l’existence d’un art fondamentalement différent. De même, le style des « formes planes » (au sens que nous donnons à l’expression) n’est pas celui d’un art primitif, puisqu’il apparaît à un moment où l’artiste possède une science complète du raccourci autant que le sentiment de l’espace.

Le passage de la forme fermée à la forme ouverte
Sans doute, toute oeuvre d’art doit constituer un ensemble fermé, et le fait qu’une oeuvre n’est pas limitée en soi est toujours la preuve d’une faiblesse. Mais l’interprétation de cette exigence a différé de façon très sensible au XVIe et au XVIIe siècle, au point que l’on peut considérer nettement la facture classique, en face des formes en dissolution du baroque, comme l’art des formes fermées. Le relâchement de la règle, la rupture de la sévère loi « tectonique » ne signifie pas seulement qu’on est en quête de moyens nouveaux de charmer le spectateur ; ils constituent (quel que soit le nom que l’on donne à ce phénomène) un mode de présentation nouveau et parfaitement conséquent, que nous rangeons pour cela parmi les catégories fondamentales.

Le passage de la pluralité à l’unité
Dans le système de l’art classique, chaque partie revendiquait toujours une sorte d’indépendance, bien qu’elle fût solidement rattachée à l’ensemble. Rien de comparable néanmoins à l’autonomie anarchique régnant dans l’art primitif : ici, chaque partie est subordonnée au tout sans qu’elle renonce pour cela à exister pour soi. C’est une articulation qui s’impose à l’observateur, le passage d’un membre à un autre, opération tout autre que l’appréhension globale que le XVIIe siècle a utilisée et qu’il a exigée. Dans les deux styles, nous sommes bien en présence d’une unité (tandis qu’à l’âge antérieur, au classicisme, ce concept n’est pas encore compris dans son vrai sens), mais dans un cas, l’unité s’obtient par l’harmonisation de parties qui restent indépendantes, dans l’autre, par la convergence de divers membres en un motif, ou par la subordination des éléments à l’un d’eux, dont la fonction directrice est indiscutable.

La clarté absolue ou la clarté relative des objets présentés
Cette opposition touche de près à celle du linéaire et du pictural : d’une part, la présentation des choses telles qu’elles sont s’offrent à la sensation plastique du toucher, d’autre part, la présentation des choses telles qu’elles apparaissent, considérées dans leur ensemble ou plutôt en leur qualité non plastique. Ce qui est remarquable, c’est que l’époque classique a conçu un idéal de clarté absolue que le XVe siècle n’avait soupçonné que confusément, et que te XVIIe a délibérément abandonné. Je ne veux pas dire que les oeuvres deviennent obscures, ce qui impressionne toujours désagréablement, mais la clarté du motif cesse d’être le but de la présentation ; il n’est plus nécessaire de dérouler devant les yeux la forme en son entier, il suffit d’en avoir donné les points d’appui essentiels. La composition, la lumière, la couleur n’ont plus désormais pour fonction première de mettre en évidence la forme ; elles mènent leur vie propre. Sans doute, y a-t-il des cas où l’affaiblissement partiel de cette clarté absolue n’a été utilisé qu’en vue d’un charme à exercer sur le spectateur, mais il n’en demeure pas moins que cette notion d’une « moindre clarté », caractérisant toute espèce de formes de la présentation, fait jour à un moment de l’histoire des arts où on cherche la réalité dans des apparences d’un tout autre genre. Là encore, il ne saurait être question d’une différence de qualité. Le jour où le baroque s’éloigne de l’idéal de Dürer et de Raphaël, on est en présence d’une autre conception du monde.

Notes

[1Titre d’une exposition qui s’est au Musée de Beaux-Arts de Caen en 2003 : Baroque Vision jésuite, du Tintoret à Rubens

[2Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, 1915.

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